Conférence de Marc Crépon dans le colloque Derrida à venir, questions ouvertes, organisé par l’ENS et l’IMEC
« Le crédit de l’Europe est épuisé ». Il y a bien des façons d’entendre un tel énoncé. Au-delà du sens évidemment économique qu’on est tenté de lui donner, selon lequel l’appartenance à la communauté européenne aurait cessé de signifier, pour beaucoup -à commencer par les Athéniens-, une « ressource » et une « sécurité », se retournant au contraire en une source croissante d’insécurité, la formule, pour ce qu’elle vaut, fait signe aussi bien vers une redoutable crise de confiance : « l’Europe ne fait plus recette ». Même la promesse d’une paix durable qu’elle semblait porter encore, à la fin du siècle dernier, ne fait plus « rêver », aussi vrai qu’on ait pu parler, comme Jeremy Rifkin le faisait encore, il y a quelques années, d’un « rêve européen ». Aussi le crédit en question n’est-il pas seulement celui que la communauté consent aux Etats endettés, c’est également celui que les citoyens d’Europe accordent à ses institutions. En forçant un peu sur les mots, « l’Europe ne fait plus crédit » signifie qu’elle n’est plus portée par la vague d’une croyance : la plupart ont cessé d’y croire. On ne croit plus en ses institutions, soupçonnées de servir exclusivement les intérêts d’une classe dominante, y compris dans les valeurs démocratiques qu’elles se reconnaissent comme fondement — mais, du même coup, on ne croit pas davantage en une supposée « identité européenne». Et là encore, il y a assurément de bonnes raisons de mettre en doute son invocation, tant l’histoire de l’Europe est indissociable des images de sa propre identité qu’elle n’aura cessé de construire et de projeter dans le monde, avec tout ce que celles-ci purent avoir de dominateur et d’exclusif. Loin d’être reconductible à une simple, double ou triple origine culturelle définie une fois pour toutes (Athènes, Rome et Jérusalem), cette identité, en effet, fut toujours relationnelle : son histoire et son devenir sont indissociables non seulement des rapports multiples que les nations européennes nouèrent les unes avec les autres, mais au moins autant des relations qu’elles ont entretenues avec ce qu’elles pensèrent et définirent comme leurs altérités. Si quelque chose donc comme une « identité culturelle » de l’Europe devait être pensée, celle–ci n’aurait de sens, à rebours de toutes les identifications et appropriations indues, que dans l’horizon historique, complexe et souvent conflictuel, de ses ouvertures multiples.
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Institutions : Ecole normale supérieure-PSL
Cursus :
Marc Crépon est directeur de recherches au CNRS (Archives Husserl), il a dirigé le département de philosophie de l’École Normale Supérieure de 2011 à 2019 ; il est actuellement directeur du Master de philosophie de l’université Paris Sciences Lettres.
Il travaille en philosophie morale et politique, avec pour fil conducteur la question de la violence. Il a publié Ces temps-ci, la société à l’épreuve des affaires de mœurs, (Payot-Rivages, 2020); Le désir de résister, un esprit critique pour notre temps, (éd. Odile Jacob, 2021), L’héritage des langues, séminaire 2020-2021, (Fayard, 2022) ; Journal de Moldavie 1987-1988, Juillet 2022 (Verdier 2023) et Sept leçons sur la violence, (éd. Odile Jacob, 2024).
Plusieurs de ses livres sont traduits en anglais, en espagnol, en italien et en serbo-croate.
Dernière mise à jour : 28/06/2016