« Journal d’Usine », pp.132-134
« Mercredi [10 avril] ...ni dans la différence des sexes. Miraculeux ».
Par Nathalie Calmes Cardoso, Doctorante à l’Université de Strasbourg
Extrait étudié
Mercredi [10 avril] – (temps divin) avec 2 ajusteurs. Un de 18 ans. Un de 58. Très intéressant, mais fort réservé. Un homme, selon toute apparence. Vivant seul (sa femme l'a plaqué). Un « violon d'Ingres », la photo. « On a tué le cinéma en le rendant parlant, au lieu de le laisser ce qu'il est véritablement, la plus belle application de la photographie. » Souvenirs de guerre, sur un ton singulier, comme d'une vie pareille à une autre, un boulot seulement plus dur et plus dangereux (artilleur, il est vrai). « Celui qui dit qu'il n'a jamais eu peur ment. » Mais lui ne semble pas avoir subi la peur au point d'en avoir été intérieurement humilié. Sur le travail – « on demande de plus en plus aux professionnels, depuis quelque temps ; il faudrait presque des connaissances d'ingénieur ». Me parle des « développés ». Il faut trouver les dimensions de la tôle plate dont on fera ensuite une pièce pleine de courbes et de lignes brisées. [Tâcher de savoir de la manière la plus précise ce que c'est qu'un développé.] Une fois, il a raté un essai, autant que j'ai compris parce qu'il avait oublié de multiplier le diamètre par π. À son âge, dit-il, on a le dégoût du travail (ce travail auquel, étant jeune, il s'intéressait avec passion). Mais il ne s’agit pas du travail même, il s'agit de la subordination. La tôle... « Il faudrait pouvoir travailler pour soi. » « Je voudrais faire autre chose. » Travaillait (aux « Mureaux »), mais s'attend à moitié à être viré, Pour avoir coulé des bons (il est au temps). Se plaint des bureaux des temps. « Ils ne peuvent pas se rendre compte. » Discussion avec le contremaître, pour des pièces à faire en 7 mn ; il en met 14 ; le 3 contremaître, pour lui montrer, en fait une en 7, mais, dit-il, mauvaise – (c'est donc de l'ajustage en série ?).
Parle de ses boulots passés. Des planques. A été mécanicien dans un tissage. « Ça, c'est le rêve. » Passait son temps à « faire de la perruque ». N'a même pas perçu, de toute évidence, le sort misérable des esclaves. Affecte un certain cynisme. Pourtant, de toute évidence, homme de cœur.
Toute la matinée, conversation à 3 extraordinairement libre, aisée, d'un niveau supérieur aux misères de l'existence qui sont la préoccupation dominante des esclaves, surtout des femmes. Après l'Alsthom, quel soulagement !
Le petit est intéressant aussi. En longeant Saint-Cloud, il dit : « Si j'étais en forme (il ne l'est pas, hélas, parce qu'il a faim...) je dessinerais. » « Tout le monde a quelque chose à quoi il s'intéresse. » « Moi, dit l'autre, c'est la photo. » Le petit me demande : « Et vous, quelle est votre passion ? » Embarrassée, je
réponds : « La lecture. » Et lui – « Oui, je vois ça. Pas des romans. Plutôt philosophique, n'est-ce pas ? »
On parle alors de Zola, de Jack London.
Tous deux, de toute évidence, ont des tendances révolutionnaires (mot très impropre – non, plutôt ils ont une conscience de classe, et un esprit d'hommes libres). Mais quand il s'agit de défense nationale, on ne s'entend plus. D'ailleurs je n'insiste pas. Camaraderie totale. Pour la 1re fois de ma vie, en somme. Aucune barrière, ni dans la différence des classes (puisqu'elle est supprimée), ni dans la différence des sexes. Miraculeux.
Lors de la journée d’étude sur le recueil La Condition ouvrière de Simone Weil qui s’inscrit dans le cadre de la préparation à l’agrégation de philosophie proposée par le Département de Philosophie de l'ENS-PSL. Chaque intervention prend la forme d’une explication de texte d’un extrait de l’oeuvre de Simone Weil.
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Cursus :
Nathalie Calmes Cardoso est doctorante à l’Université de Strasbourg à l'Université de Strasbourg.
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